A la mémoire d’Henriette Joël ( 1922-2009)
Aurelie Nemours a été l’un des peintres majeurs de l’abstraction de la deuxième moitié du XXème siècle.
Ses premières oeuvres abstraites appartenant à la série des Demeures, qu’elle exécute au pastel au début
des années 50, s’affirment déjà sans équivalent par le rapport qu’elles entretiennent entre ligne et surface,
mouvement et stabilité, clarté et obscurité, économie de moyens et richesse du médium. Sa dernière
entreprise, avant qu’elle ne puisse plus peindre à cause de ses yeux, la suite des tableaux intitulés N+H,
témoignera au début des années 90 de son audace toujours intacte dans son jeu entièrement renouvelé de
répartition des masses et des ponctuations dans un champ en constante tension : voir son tableau N+H 92 /
37 de 1992, aujourd’hui conservé au Musée de Grenoble, son oeuvre ultime. Tout son travail se sera révélé
unique, exemplaire, rigoureux, mais tout aussi sensible, inspiré et finalement lyrique jusque dans sa retenue.
Aurelie Nemours a toujours montré ses tableaux au fur et à mesure de leur achèvement, dans des galeries,
dans des salons comme celui des Réalités nouvelles auquel elle restera fidèle, beaucoup plus tard dans des
institutions publiques en France et en Europe : elle a été connue d’un petit nombre d’artistes, de critiques,
d’amateurs, de collectionneurs, puis de plus en plus. Elle a fini par jouir d’une vraie reconnaissance qui
a commencé en Allemagne à la galerie Teufel à Cologne en 1980 (1) et a suivi à la Stiftung für konkrete
Kunst de Reutlingen en 1989 (2), qui lui consacra sa première rétrospective, la seconde s’étant tenue au
Wilhelm Hack Museum de Ludwigshafen en 1995 (3), deux expositions exceptionnelles par leur qualité et
leur ampleur. La Suisse s’était manifestée en 1994 avec une exposition à la Stiftung für konstruktive und
konkrete Kunst de Zurich et l’Espagne en 1998 avec l’IVAM de Valence. En France, le Musée de Grenoble
en 1997 lui rendit hommage à son tour avec une importante exposition intitulée Histoires de blanc et noir,
qui circula en Europe (4). L’Etat français lui commanda des vitraux pour le prieuré de Salagon près d’Aixen-
Provence (5), quand le musée de Rennes lui offrit en 1999 sa première rétrospective en France sous
le titre Percussif (6). Enfin, le Centre Pompidou se décida en 2004 à reconnaître et à célébrer son oeuvre
en lui consacrant une rétrospective à Paris, qui rencontra un grand succès public (7). Peu de temps après
sa disparition était inaugurée à Rennes une sculpture monumentale, L’alignement du XXI° siècle, qu’elle
avait conçue, où elle avait tout décidé et dont elle avait pu quasi au jour le jour suivre la réalisation (8).
Son oeuvre se confond avec sa vie, tout occupée à l’accomplir sans un instant de répit : des tableaux peints à
l’huile sur toile pour l’essentiel, quelques gouaches sur papier, l’ensemble au métier lisse, précis, impeccable,
mais avec une matière à laquelle elle a conservé du corps. Pour Aurelie Nemours, rien ne comptait que
l’oeuvre aboutie, la seule à devoir être montrée, le processus, l’élaboration, les moyens n’existant pas. C’est
en tout cas l’image qu’elle voulait donner de son travail. En 1989 encore, elle tenait cette position quand j’ai
publié le premier livre sur son oeuvre à Zurich chez Waser Verlag (9). Alors que je la connaissais déjà depuis une
vingtaine d’années, ayant gagné sa confiance et surtout trouvé son amitié, j’avais fini, à force de l’interroger
et de vouloir comprendre non seulement ses idées mais sa façon de faire, par découvrir l’existence d’esquisses,
de dessins, d’études au pastel, à la gouache, au fusain, d’une très grande liberté, d’une qualité plastique
exceptionnelle et qu’elle ne montrait à personne. Peu convaincue, elle m’autorisa finalement à reproduire
quelques-unes de ses feuilles pour la première fois quand le livre était déjà chez l’imprimeur (10) : c’était plus
qu’une découverte, une révélation, car ces études existaient, elles étaient conservées et elles avaient même
été montées par l’artiste et parfois recadrées dans des passe-partout. Les galeries s’en emparèrent. En 1992,
à l’occasion d’une exposition de ses pastels qu’elle avait bien voulu qu’on organise à la galerie Schlégl de
Zurich, je faisais paraître un ouvrage (11) sur ces oeuvres d’un genre particulier, d’une facture tellement inattendue
venant de son auteur et qui donnait en effet une autre image, une dimension supplémentaire à son art.
Il en va de même pour les extraordinaires collages que j’ai exposés en 2001 au Musée de Grenoble :
Aurelie Nemours continuait de les ignorer, alors que j’en connaissais seulement quelques photographies
et qu’elle avait répondu favorablement en 1964 à l’invitation du conservateur du Musée de Saint-Etienne qui avait organisé une exposition sur cette pratique, en en composant spécialement trois pour l’occasion.
Les collages n’avaient pour elle pas d’intérêt : ils n’avaient constitué qu’un court épisode, dont elle
ne souhaitait pas parler et qu’il n’aurait pas fallu même que je mentionne dans le livre dont il est question
plus haut, où deux collages sont finalement reproduits mais sans légende. Et pourtant quelle vigueur,
quelle plénitude, quelle maîtrise parviennent-ils à exprimer, notamment ceux réalisés autour de 1965 pour
Imre Pan ou en rapport à son projet de revue. Ajoutons que quelques-uns de ses collages ont servi d’études
préparatoires pour des tableaux, comme le montrent à la perfection Collage n°XVI de 1965 (Musée
de Grenoble) et la peinture Carène 3 (collection particulière) de 1968 : leur connaissance se révèle donc
primordiale pour comprendre la pensée créatrice de l’artiste et l’origine de certaines de ses compositions
peintes. L’exposition du Musée de Grenoble accompagnée de son catalogue (12) a constitué un choc occasionné
par l’originalité, la puissance et la beauté de ces créations qui modifiaient en l’enrichissant, en
la rendant plus complexe encore, l’image qu’elle avait voulu donner de son oeuvre à partir des années 70.
Des découvertes restent à faire, puisqu’on voit aujourd’hui apparaître, montré par la galerie Antoine Laurentin
à Paris, un exceptionnel fonds de dessins encore en mains privées, qui vient s’ajouter à l’ensemble patiemment
réuni au Musée de Grenoble (13) et à la très importante collection de même nature donnée par l’artiste au
Centre Pompidou en 2002 et restée encore non exploitée (14). Il s’agit d’un ensemble significatif en nombre,
près de 100 feuilles, qui court des débuts de l’artiste, le dessin le plus ancien est daté de 1941, jusqu’en 1975
environ, c’est à dire jusqu’à ce qu’Aurelie Nemours commence son aventure avec les séries Structure du silence
et Rythme du millimètre et qui concerne toutes ses périodes, figuratives, “ archaïques ” et abstraites, toutes
ses séries, Demeures, Couronnes, Pierre angulaire, Échiquiers, Croix ..., toutes les techniques, gouache,
pastel, fusain, encre, collage sur des supports papier de format varié. Chaque feuille possède sa qualité intrinsèque
et apporte une indication particulière sur le surgissement de l’idée, son développement, la méthode, le
parti choisi pour la composition, le choix des formes, lignes, points, croix, angles droits, carrés, puisées dans
son répertoire, la recherche des proportions, la mise au point des accords de couleurs, le calcul des quantités.
L’ensemble met en valeur le travail et réhabilite tant l’inspiration que la sensibilité, deux notions peu habituelles
dans l’univers de l’abstraction géométrique et de l’ “art froid” auquel appartient Aurelie Nemours.
Tout a été l’objet d’études, le moindre élément est le fruit d’une élaboration poussée, chaque oeuvre résulte
d’un long travail de mise au point et d’approfondissement au fusain, à la gouache, au pastel surtout. On
trouve ainsi un dessin au fusain daté de 1949 pour le tableau intitulé Seul de 1956, une étude répertoriée
sous la nomenclature Re Pas 14 (15) pour le pastel Demeure XVI de 1958 (ces deux oeuvres au musée de
Grenoble), deux gouaches faites d’après des collages pour le diptyque Le jour de 1967 (16), de nombreuses
variations sur le thème des Échiquiers avec les carrés ou les rectangles noirs en quinconce. Des rapports
de couleurs sont étudiés au moyen d’un collage de papiers crépon. On voit plusieurs recherches pour le
tableau La crèche (collection particulière) de 1970, dont une feuille avec la mention “ oui ”. Le dessin
Re Rom 236, particulièrement, montre une étude de rythme exprimée par des nombres : dans un damier
composé de neuf carrés de différentes couleurs sont répartis sans se suivre des carrés noirs depuis l’unité
jusqu’au nombre de 9. Quelques dessins se distinguent par la forme particulière de leur support, une étroite
bande de papier, à laquelle Aurelie Nemours a souvent eu recours. Ces « bandes Païdassi », comme elle
les appelait, étaient des chutes de papier qui provenaient de l’imprimerie d’un de ses amis. En l’utilisant
généralement dans le sens de la hauteur, Aurelie Nemours pouvait y développer aisément une idée, comme
le montre le dessin Re Rom 259, où ne se trouvent pas moins de neuf compositions à la suite sur le thème
de la grille noire remplie de couleurs ou encore les dessins Re Pas 3 et Re Pas 20 en rapport direct avec la
série des Demeures, où de véritables séquences sont développées montrant la transformation ou le déplacement
des éléments à l’instar des rouleaux de Hans Richter et des plans de son film Rythme 21. Dans le
dessin Re Pas 19, Aurelie Nemours utilise des signes + et – qui se déploient par rapport à une ligne horizontale barrant la feuille dans une ordonnance qui évoque les formes jetées dans l’espace de Malévitch.
L’oeuvre d’Aurelie Nemours sur les quelque cinquante années de son parcours apparaît tout entier comme
un bloc à la fois homogène et cohérent mais traversé de mouvements et soumis à de multiples métamorphoses.
Il est le fruit de la rigueur et d’une constante maîtrise, au service d’une vision que rien ne doit distraire
de son être et de sa vue. Mais Aurelie Nemours a assoupli petit à petit sa position en acceptant qu’on parle
non de ses à-côtés, mais de ce qui constitue le coeur de son oeuvre : l’exercice même de sa pensée par le
dessin, dans le secret de l’atelier, où tant de choses restent encore à découvrir. L’existence de ces dessins,
comme ceux qui ont fini aussi par être montrés de Max Bill, de Richard Paul Lohse, de Camille Graeser
(17) par exemple, de Friedrich Vordemberge-Gildewart, de Fritz Glarner et de Burgoyne Diller autrement,
de François Morellet, d’Ellsworth Kelly et de Fred Sandback (18) encore, qui appartiennent à la même
famille, fait bien voir non seulement le labeur qu’ils exigent, mais encore et surtout la part de spontanéité
et d’improvisation puis d’approfondissement nécessaire et indispensable à toute création artistique.
Serge Lemoine
1) Nemours - Werke aus drei Dezenien, galerie Teufel, Cologne 1980. La collection Teufel comportant des
oeuvres d’Aurelie Nemours a été donnée au Kunstmuseum de Stuttgart.
2) L’exposition a été organisée par Manfred Wandel et Gabriele Kübler à la Stiftung für konkrete Kunst de
Reutlingen en 1989.
3) L’exposition au Wilhem Hack Museum a été organisée par Richard W. Gassen et Lida von Mengden.
4) Histoires de blanc et noir, Hommage à Aurelie Nemours montrait avec les oeuvres d’Aurelie Nemours celles
de Frank Kupka, Pierre-Antoine Gallien, Victor Vasarely, Marcelle Cahn, François et Vera Molnar, François Morellet,
Julije Knifer, Tania Mouraud, Dominique Dehais, Christian Floquet, François Perrodin. Elle a été montrée ensuite
à Reutlingen (Stiftung für konkrete Kunst), à Prague (Palais Veleztrni) et à Budapest (Müczarnosk).
5) Le catalogue paru en 1998 comprend des textes d’Aurelie Nemours et Anne Tronche.
6) L’exposition du Musée des Beaux Arts de Rennes est due à l’initiative de Laurent Salomé.
7) Aurelie Nemours Rythme Nombre Couleur, Centre Pompidou, Paris, 2004.
8) Cette sculpture installée dans un nouveau quartier de la ville de Rennes, dans le parc de Beauregard, a été
voulue par Martial Gabillard, adjoint au maire de Rennes, chargé de la culture, à la suite de l’exposition organisée
au Musée de Rennes en 1999. Il s’agit d’un énorme projet, d’un montant de plus de 1,5 M. d’euros, constitué de 72
colonnes de granit de section carrée, de 90 centimètres de côté et de 4,50 mètres de hauteur, qui a pu être installé
grâce à l’engagement tant politique que financier de la ville de Rennes et après bien des atermoiements de la part des
services de la Délégation aux arts plastiques du Ministère de la culture.
9) Le livre Aurelie Nemours que j’ai publié à Zurich chez Waser Verlag en 1989 avec des textes de Gottfried
Honegger et Gabriele Kübler a paru à l’occasion de la rétrospective de l’artiste à la Stiftung für konkrete Kunst de
Reutlingen grâce à l’engagement de Jack Waser, mais n’a pratiquement pas été distribué en France.
10) C’est pour cette raison que ces pastels sont reproduits sur une double page en vignette avant les planches
des oeuvres en pleine page.
11) Pastels d’Aurelie Nemours, Offizin Zürich, Galerie Schlégl, Zurich, 1992.
12) Aurelie Nemours tome II, reConnaître, Musée de Grenoble, Réunion des Musées nationaux, Paris, 2001,
avec des textes de Marianne Le Pommeré sur les collages et de Christine Poullain sur les pastels.
13) Le fonds du Musée de Grenoble se compose de dessins, de pastels, de gouaches et d’encres qui ont été
acquis ou donnés par l’artiste de 1991 à 2001.
14) Quelques pièces de cette donation ont été montrées pour la première fois dans l’exposition Elles au Centre
Pompidou en 2009.
15) Les dessins d’Aurelie Nemours ont été partiellement répertoriés par Evelyne de Montaudoüin qui a préparé
sa thèse de doctorat à la Sorbonne sous ma direction sur l’oeuvre de l’artiste : elle a établi le catalogue raisonné
des peintures, dont l’édition est prévue pour 2011, la soutenance de thèse s’étant déroulée en janvier 2010. Dans la
nomenclature des dessins, Re est pour recherche, Arch pour Archaïque, Pas pour Pastel, Rom pour Romantique, Ech pour Echiquier, Pi pour Proposition inverse …, suivis d’un numéro.
16) Le diptyque Le jour, l’un des chefs d’oeuvre de l’artiste, a malheureusement été séparé. Les deux volets ont
été réunis le temps de l’exposition Histoires de blanc et noir au Musée de Grenoble et dans les étapes qui ont suivi.
17) Pour ces sujets sur ces artistes, voir les catalogues : Angela Thomas Schmid, Max Bill Zeichnungen 30,
40, 50er Jahre, Galerie J et P Fine Art, Zurich, 2004 ; Hans-Peter Riese, Friedrich W. Heckmanns, Richard Paul
Lohse Zeichnungen Dessins 1935 – 1985, LIT Verlag, Baden, 1986 ; Dieter Schwarz, Camille Graeser Zeichnungen,
Camille Graeser - Stiftung, Zurich, 1986 et le très remarquable catalogue de Richard W. Gassen et Vera Hausdorff,
Camille Graeser Vom Entwurf zum Bild Ideensquizzen und Entwurfszeichnungen 1938-1978, Wienand Verlag, Cologne, publié à l’occasion de l’exposition du même titre à Zurich, Haus Konstruktiv, en 2009.
18) Voir mon catalogue François Morellet Dessins Zeichnungen, Musée de Grenoble, Stiftung für konkrete
Kunst, Reutlingen, 1991 ; Yve-Alain Bois, Ellsworth Kelly : The early Drawings, 1948-1955, Harvard University
Art Museum, Kunstmuseum, Winterthour, 1999.
©Galerie Laurentin, Paris, Bruxelles