APRÈS
Réflexion sur les dessins récents de Françoise Pétrovitch
par Nancy Huston
Je tends l’oreille, cherchant à attraper la musique de ces
nouvelles oeuvres. Presque toujours, en effet, la peinture émet
de la musique : elle chante ou grince, fredonne ou crie, nous fait
entendre violons ou flûtes, percussions, soupirs, suaves harmoniques
des natures mortes...
Là, non.
C’est ça qui frappe. De ma vie, je crois, je n’ai jamais entendu
un tel silence émaner de l’oeuvre d’un peintre. Silence proprement
sidéral.
Il s’agit pourtant dans ces toiles du monde de l’enfance et
de la préadolescence, monde de la prétendue légèreté et de la
prétendue innocence, il est pourtant question dans ces toiles de
jeux, déguisements, masques et bandeaux sur les yeux, colin-maillard
et bonhommes de neige – normalement, il devrait donc y avoir
dans l’air des mélodies d’allégresse, des notes d’insouciance, des
rires, rigoles, et rigolades, à tout le moins des petits cris de joie, des
glapissements aigus...
Mais non. Il n’y en a pas.
Je n’entends rien.
Pas un seul son. Saisissant, ce silence : oui c’est cela qui, en
premier, me saisit.
Je m’arrête : Que s’est-il passé ?
voilà la question, Que s’est-il passé ?
Dès la question posée, il devient clair que nous sommes dans
l’Après. Un peu comme dans le roman de Cormack McCarthy
La Route, où un homme et son fils errent dans un monde rendu
méconnaissable par une catastrophe peut-être nucléaire, il semble
s’être produit ici une dévastation innommable et, de même, le
silence que nous entendons en regardant ces toiles de Françoise
Pétrovitch est celui de l’Après.
Après, comment dire cela, une sorte de Tchernobyl intime.
On ne saura pas, ce n’est absolument pas utile de savoir, en quoi
a consisté l’apocalypse, c’est peut-être tout simplement la vie, la
vie normale, la vie humaine normale sur Terre, avec son cortège de
violences, de cruautés, de déceptions, de trahisons et de bêtises...
On n’en verra que les effets : sidération ; silence.
C’est très fort.
Tous les enfants sont des survivants, tous sont blessés. Là où
la force les a frôlés, c’est rouge ; le rouge tache et déteint, rouge
à lèvres, lèvres de la blessure, blessure de la vie, la vie qui bée et
blesse, faisant éclore des fleurs de sang. Les visages ne racontent
rien. Les lèvres des visages sont fermés. Seules s’ouvrent les lèvres
de la blessure. Elles béent, parlent et crient... en silence.
Ne bouge pas, poupée : elle ne bouge pas, ne pipe pas mot,
on a beau tendre l’oreille, elle n’émettra pas le moindre son, les yeux
sont baissés, détournés ou vides, son sourire est celui de la plaie, tu me
plaies poupée, ne bouge pas. Danse pour nous, Cendrillon, les cendres
de l’enfance, les cendres de la danse, montre-nous la lisière le liseré
le liseron jupons frisettes frou-frous, ajoute quelques accoutrements.
On habille la poupée, et on lui intime l’ordre de rester immobile.
De se tenir tranquille. La poupée joue à être une petite fille qui joue
à être une grande fille qui joue à être une femme qui joue à être
une poupée. Devenir femme c’est imiter, apprendre à s’habiller
à se tenir à se grimer à grimacer. Rouge sang sur bec et ongles,
griffes et crocs, on se fait bête, plus bête qu’on n’est, on se perd
dans la forêt mais la forêt c’est la chair. La forêt sauvage c’est la
chair sauvage, sans sauvetage possible. Insauvable on s’y égare.
L’enfant, garçon ou fille, est une toute petite bête vivante traquée.
Toujours perdue toujours aveugle toujours masquée. Le visage est
masque, les mains sont gants. Tous les criminels agissent gantés et
masqués et nous sommes tous des criminels car cela a été possible
et a eu lieu et nous l’avons vu et, sidérés, ne pouvons rien en dire
car cela a éteint d’un seul coup toutes nos musiques.
Après, notre corps ressemble encore à un corps, mais l’ombre
de notre corps ne ressemble plus à rien. C’est le tracé précis des
effets du Tchernobyl intime, le tracé précis de notre être intérieur
ayant perdu formes et limites, le nuage champignon de notre silence.
Nancy Huston, 2013
©Galerie Laurentin, Paris, Bruxelles